« Une image vaut mille mots » est peut-être l’un des dictons les plus populaires à travers le monde. Une seule photo – ou même un seul dessin – peut effectivement contenir en soi tout un univers de significations, d’émotions et d’opinions. Une image peut nous ouvrir les yeux, nous mobiliser contre une injustice, ou, trop souvent, nous tourner contre notre prochain. Cet effet que peut avoir sur nous une image s’opère autant de façon consciente qu’inconsciente. Si certaines affichent clairement leurs couleurs, d’autres nous impactent de façon plus nébuleuse. Au cours des prochaines années, nous en apprendrons peut-être davantage sur la manière dont nous intériorisons les messages auxquels nous sommes confrontés quotidiennement, et sur le fait qu’il est possible que nous intériorisions ces messages sans même nous en rendre compte.

Malheureusement, les individus, groupes et mouvements qui font la promotion d’idées haineuses et polarisantes comprennent pleinement le pouvoir des images et du processus avec lequel on interprète leur signification. De plus, ces mêmes acteurs sont passés maître dans l’art de dissimuler leur haine, en particulier en utilisant l’humour et l’ironie afin de rendre l’inacceptable acceptable aux yeux de la société (Pinilla, 2022).

Si aujourd’hui ce sont les médias sociaux qui agissent comme le vecteur principal de la propagation d’idées racistes et suprémacistes blanches, c’est la presse qui jouait autrefois ce rôle. Les caricatures antisémites, qu’on pouvait trouver dans plusieurs journaux populaires au tournant du 20e siècle, illustrent ce fait de façon claire. Deux caricatures, que vous pouvez découvrir au Musée de l’Holocauste Montréal et sur notre site, illustrent clairement comment le dessin véhicule l’antisémitisme.

Léandre, Charles. «Rothschild», Le Rire, 1898. In Die Juden in der Karikatur. Source: Musée de l’Holocauste Montréal
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Léandre, Charles. «Rothschild», Le Rire, 1898. In Die Juden in der Karikatur. Source: Musée de l’Holocauste Montréal

Al Goglu. « Parents heureux qui admirent leur petit dernier », Le Goglu, 1930. In Brève histoire de l’antisémitisme au Canada. Source : Archives juives canadiennes Alex Dworkin
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Al Goglu. « Parents heureux qui admirent leur petit dernier », Le Goglu, 1930. In Brève histoire de l’antisémitisme au Canada. Source : Archives juives canadiennes Alex Dworkin

Extrait de la Bible moralisée de Tolède appelée aussi Bible dite de saint Louis, folio 58 recto, 1226-1234. Source : Wikipedia. Provenance : Catedral Primada Toledo
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Extrait de la Bible moralisée de Tolède appelée aussi Bible dite de saint Louis, folio 58 recto, 1226-1234. Source : Wikipedia. Provenance : Catedral Primada Toledo

Édition de Der Strümer parue en mai 1937. Au bas de la couverture des parutions de Der Stürmer apparaît la phrase « Die Juden sind unser Unglück » qui signifie : « Les Juifs sont notre malheur»
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Édition de Der Strümer parue en mai 1937. Au bas de la couverture des parutions de Der Stürmer apparaît la phrase « Die Juden sind unser Unglück » qui signifie : « Les Juifs sont notre malheur»

Présentation des caricatures

La caricature « Rothschild » (image 1), réalisée par Charles Léandre, a été publiée dans le journal français Le Rire en 1898. Hebdomadaire humoristique sans ligne éditoriale affirmée, il fait appel autant à des caricaturistes antisémites, comme Charles Léandre, que socialistes ou anarchisants. La caricature « Rothschild » a été reproduite dans l’ouvrage Die Juden in der Karikatur, artefact prêté au Musée de l’Holocauste Montréal par le survivant Walter Absil.

La caricature « Parents heureux qui admirent leur petit dernier » (image 2) d’Al Goglu (pseudonyme qui pouvait désigner plusieurs auteurs, ici Albert Labelle), publiée dans le journal québécois Le Goglu en 1930, est consultable dans notre guide de référence Brève histoire de l’antisémitisme au Canada. L’hebdomadaire Le Goglu a été publié entre 1929 et 1933 par Adrien Arcand, fondateur du parti national social-chrétien, parti canadien aux idées nazies et fondamentalement antisémite. Le choix du titre du journal n’est d’ailleurs pas anodin : le goglu est le nom donné au Québec à un petit oiseau chanteur et fait référence à un mot d’ancien français qui signifie « se pavaner ». Au début du 20è siècle, ce terme était aussi utilisé pour désigner un blagueur, un plaisantin. Le choix du titre du journal fait donc à la fois référence à l’oiseau et au ton satirique de la publication (Desforges, 2012).

RÉVOLUTION MÉDIATIQUE ET ÉLAN DÉMOCRATIQUE

Les caricatures antisémites se multiplient au tournant du 20e siècle, dans un contexte de révolution médiatique, qualifié d’âge d’or de la presse. En effet, les avancées techniques (nouveau papier de cellulose de bois, inventions de la machine à papier en continu, de la rotative et de la linotypie) permettent d’imprimer des journaux bon marché en grande quantité. Dans les années 1930, Le Goglu prétend ainsi être le « deuxième journal en importance en Amérique française » derrière la Presse, avec un tirage (sûrement gonflé) de 85 000 exemplaires par semaine (Desforges, 2012).

À cette époque, la France comme le Québec sont de jeunes régimes démocratiques. Dans ce cadre, ils mettent en place des lois protectrices des libertés individuelles, comme la loi sur la liberté de la presse de 1881 en France ou la loi sur la presse de 1929 au Québec. Ces lois, très permissives, font que tout ou presque peut alors être écrit.

Enfin, à une époque où une grande partie de la population est encore analphabète, la caricature est un outil très prisé par les journaux pour augmenter leur tirage, ce qui explique la multiplication d’hebdomadaires « humoristiques » comme Le Rire en France ou Le Goglu au Québec.

DES CARICATURES QUI VÉHICULENT DES « ANTISÉMYTHES » (Matard-Bonucci, 2001)

1. Un lourd héritage culturel médiéval

Les caricatures antisémites du tournant du 20e s. utilisent une imagerie bien ancrée dans la culture chrétienne d’Occident. En effet, au tournant du 13e s., l’Église médiévale fait apparaître «le» Juif, dans ses enluminures et sur ses sculptures, avec un long nez (image 3). Cette exagération a pour but de distinguer visuellement celui qui, selon l’Église, est dans l’erreur, qui a trahi Dieu (Judas) et qui se détourne des valeurs chrétiennes. Ces traits physiques et de caractère sont profondément enracinés dans l’imaginaire collectif européen. Ils se retrouvent d’ailleurs dans l’iconographie de certains «monstres» médiévaux: les sorcières ou les trolls sont eux-aussi représentés avec un long nez crochu.

2. Un antisémitisme raciste

Au tournant du 20e s., les caricatures antisémites se nourrissent aussi des pseudo-sciences qui se développent, comme la cranioscopie et la physiognomonie, pour renforcer les liens entre traits physiques et traits de caractère. Ceci débouche sur un zoomorphisme fréquent dans les caricatures antisémites, associant aux Juifs des valeurs que l’on attribue à certaines espèces animales. Ainsi, les Juifs sont représentés comme des rapaces (image 1), des serpents, des pieuvres, des parasites…

Ce zoomorphisme s’inscrit dans une affirmation raciale et raciste qui exclut les Juifs de la race soi-disant dominante, comme le résume bien la légende de la caricature du Goglu : « Mon enfant a l’air encore plus Juif que moi ».

3. Le complot antinational et mondialiste

Enfin, à une époque d’affirmation des identités nationales, les Juifs sont perçus par les antisémites comme des traîtres à la nation. La caricature du Goglu (image 2) met de l’avant ce caractère antinational de deux manières : en haut à gauche, on aperçoit l’écusson du drapeau canadien suspendu, sans aucun respect pour le symbole, et masqué derrière une tresse d’ail. En bas, la légende précise que les Juifs sont une menace à la nation canadienne : « Vois comme il est fort! Quand il sera grand, il pourra battre les petits Canayens ».

La caricature «Rothschild» (image 1) met l’accent sur le complot mondialiste et capitaliste, toujours antinational, supposément ourdi par les Juifs. En effet, Rothschild est, pour les antisémites, un symbole fréquemment utilisé pour représenter «le» Juif riche et avare (la famille a fondé une banque), dont le but est de contrôler le monde par l’argent. La caricature résume cette vision de la menace juive par le fait que Rothschild « enserre » le globe et menace la France de ses griffes.

CONCLUSION

Au tournant du 20e s., la multiplication des caricatures antisémites, parfois d’une extrême violence, dans des journaux soi-disant humoristiques, a facilité la propagation d’un discours antisémite radical, discours repris par les régimes fasciste et nazi dans les années 1930-1940. Ces régimes utilisent à leur tour la caricature pour légitimer les mesures de persécution des Juifs qu’ils mettent alors en place.

Si aujourd’hui, on ne peut pas s’attendre à voir ce même genre de représentation des Juifs dans les médias traditionnels, les caricatures antisémites continuent d’être propagées massivement via les réseaux sociaux et les mèmes en ligne, parfois sans que les personnes qui les partagent en aient conscience. D’autres fois encore, les utilisateurs ont des intentions malveillantes et partagent ces images pour propager des messages haineux. En outre, nous avons vu des médias grand public publier encore aujourd’hui des caricatures antisémites. Les échos des théories du complot juif « mondialiste » « bancaire » « tout puissant » « capitaliste » continuent d’évoluer et de muter et sont toujours présents dans notre discours politique actuel.

Cela nous pousse à réaliser que l’antisémitisme est toujours présent dans nos communautés et qu’il est important de reconnaître les moyens par lesquels il s’exprime pour pouvoir mieux le dénoncer et le déconstruire.

Texte rédigé par Étienne Quintal, chercheur chez CIVIX, et le Musée de l’Holocauste Montréal.

POUR ALLER PLUS LOIN

Vous pouvez enrichir cette analyse avec l’écoute d’extraits de témoignages de notre collection, comme celui de Fishel Goldig. Utilisez nos fiches d’analyse d’artefact et de témoignage avec vos élèves pour l’analyse de ces sources primaires.

Le guide à la haine en ligne Hatepedia explique certains symboles, slogans, icônes ou personnages qui circulent aujourd’hui, entre autres  sur les médias sociaux.

Bibliographie

À propos de la caricature antisémite en Europe:

À propos de la caricature antisémite au Québec:

À propos des médias sociaux et des discours racistes et suprématistes

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